Parce que l'état du monde est chaotique, il faut soigner le mal par le mal. C'est ce que doit penser Bigg Jus, artiste hip hop intrigant et complet - il rappe et produit lui- même ses tracks. Tiers de Company Flow, groupe culte du rap déviant et indépendant (Funcrusher Plus, 1997), il n'a pas cessé d'appartenir au maquis, préférant l'underground à la compromission. Sept ans après son dernier effort solo, il revient, absolument pas assagi, avec Machines that Make Civilization Fun, aussi engagé que novateur. Dans ses mains, le hip hop n'est plus un genre balisé mais une création mouvante et mutante où les boucles et textures synthétiques contre-attaquent, où les rythmes peuvent provoquer des crises de tachycardie (« Hard Times for New Lovers »). S'il n'est pas du genre à caresser dans le sens du poil, Bigg Jus ne tombe pas (non plus) dans le n'importe quoi. À la frontière de l'électronique la plus barrée (dubstep, etc.), ses compositions ahurissantes, voire dérangeantes, dissimulent souvent des motifs mélodiques au sein de maelstrôms sonores. Au fur et à mesure des écoutes, on peut même trouver ses repères dans cette jungle digitale. Grâce à Bigg Jus, le hip hop redevient un terrain vierge et excitant.
Les nombreux adeptes d'une vision compétitive du hip hop vous le diront : le rap politique est ringard, dépassé, fini. Ils ont tort, mais le simple fait de le penser a des conséquences réelles. Le peu d'intérêt que suscite un groupe comme Kill The Vultures en est un parfait indicateur - même quand le MC Crescent Moon incendie le Nouveau Casino avec Numbers Not Names, le peu de réaction du public est triste à pleurer. Le quasi-oubli dans lequel est tombé Bigg Jus depuis la fin de Company Flow est tout aussi désolant. Non seulement à cause de l'importance révolutionnaire du trio de Brooklyn, mais aussi parce qu'il n'a jamais cessé de produire des disques puissamment novateurs, sur le fond comme la forme, en solo (Black Mamba Sérum, 2001), avec le duo Nephlim Modulation Systems (deux albums jamais réédités), ou en tant que boss du météorique label Sub Verse Music (MF Doom, Micranots). Même la réunion récente de Company Flow pour une série de concerts (dont le Ail Tomorrow's Parties sur invitation de Portidhead) n'a pas vraiment provoqué d'émeute. Aux Etats-Unis, les violentes attaques de Bigs Jus à rencontre du gouvernement ne sont pas pour rien dans sa position d'indésirable, lourdé des grandes ondes à la manière de Dead Prez. Par chez nous, on veut bien croire que ses texte: polémiques et poétiques soient mal compris, mais pas plus que les punchlines black trash de Odd Future. Il est donc grand temps de remettre les pendules à l'heure au sujet de celui qu'on traite de légende à défaut de relever la vivacité de son œuvre récente. Machines That Make Civilization Fun ne se résume pas à une lecture critique cinglante du monde contemporain, c'est aussi une aventure esthétique indépendante et plus que pertinente. Exclus, les beats appuyés et les samples faciles. Ridiculisée, la violence factice des magnats du rap. Flow explosé flirtant avec l'impossible, rythmes déliquescents, sonorités industrielles rafraîchies, accroches poisseuses dignes du meilleur crunk, attitude "original b-boy" intacte. La question n'est pas de savoir si Bigg a encore du jus : son art s'écoule comme un précieux venin. - Magic |